31 octobre 1981

J021 - Tournée des monastères : Stok, Thiksey

Tôt le matin, rendez-vous au Transport Office.
Les bus sont groupés en dépit du bon sens. La pompe qui sert à les ravitailler dénote étrangement au milieu des chortens environnants.


Arrêt de bus et gompas, Leh, Ladakh

Départ pour Stok quelque peu retardé.
Après avoir descendu la pente jusqu’au Handicraft Center en essayant vainement de démarrer le moteur trop froid du bus, le conducteur est contraint de se ranger sur le côté gauche de la route.
Le matin, comme à Kargil, les chauffeurs “chauffent” leur moteur par en dessous, avec des bouses enflammées. Notre bus, chauffé aussi à l’intérieur, recelait une fumée nauséabonde. Heureusement, nous étions au grand air, derrière, pour pousser.

Le bus qui nous dépanne est à peu près vide, jusqu’au bas de la route menant du fleuve Indus au palais de Stok.
A cette station, de nombreux ladakhis s’engouffrent et saturent le bus, m’obligeant à porter sur les genoux le volumineux sac à dos qui constitue dès lors mon seul horizon.
Pendant le trajet, derrière moi, deux femmes et un homme ne cessent de marmonner une étrange litanie qui ressemble à des comptines enfantines teintées de gâtisme. On croirait qu’ils font ça pour rigoler, mais non, quand on les regarde, ils continuent à susurrer très sérieusement.


Arrivée à Stok, Ladakh

La reine du Ladakh est partie se réchauffer à Delhi puisque la saison touristique est terminée. Le musée est fermé. Nous devons à l’amabilité d’un lama la chance d’avoir pu observer les portes cadenassées qui donnent sur la cour à l’intérieur du palais.


Palais de Stok, Ladakh

Au dessus du palais, un peu à l’écart, nous improvisons un pique-nique à l’abri d’un monument blanc abritant de petits chortens.
A nos pieds, la vallée où coule l’Indus, extraordinairement vierge de toute construction sur notre gauche. Beauté de la montagne, pureté de l’air, soleil.


Pique-nique au dessus de Stok, Ladakh
La vallée de l'Indus, Stok, Ladakh
La vallée de l'Indus, Stok, Ladakh
Palais de Stok, Ladakh

Chortens, Stok, Ladakh
Chortens, Stok, Ladakh

Cellule cassée !

Bricolage audacieux de mon appareil photo, dont la cellule a souffert d’un choc, ce matin, dans le bus. J’apprends beaucoup en démontant cette mécanique de précision, mais la caméra, elle, n’en retire pas grand chose.

Nous nous attardons sur ce promontoire des plus agréables, estimant qu’une demi-heure suffira largement à atteindre la route en contrebas, de l’autre côté du fleuve. 


Entre Stok et Choglamsar, Ladakh
Entre Stok et Choglamsar, Ladakh
Entre Stok et Choglamsar, Ladakh
Entre Stok et Choglamsar, Ladakh

Deux heures plus tard, nous arrivons à peine, surpris par la distance que la pureté de l’air nous avait fait mésestimer.
S'ensuivent deux heures d’attente, que nous passons sur les rives de l’Indus, qui lisant, qui finissant son courrier.

Pont sur l'Indus, entre Stok et Choglamsar, Ladakh

Intermède cosmétique

L’arrivée de deux vieilles femmes ladakhies perturbe notre tranquillité. La plus jeune indique du doigt la peau de son visage, qui ne présente aucune malformation spectaculaire, en nous faisant comprendre qu’on peut faire quelque chose pour elle. L’autre intervient à son tour et veux me faire palper ce qui doit être une bosse au travers de ses cheveux.
Toutes les deux insistent, persuadées que, vu comme nous sommes vêtus, soigner des petits maux entre dans nos compétences, tout au moins dans nos attributions.
Nous échangeons des coups d’œil interrogateurs au moment du double diagnostic, sceptiques lorsqu’on nous demande un traitement et légèrement hilares devant l’insistance de ces deux femmes qui sollicitent notre intervention salutaire.
En désespoir de cause, après que tous les gestes mimant notre impuissance et notre dénuement n’aient en rien entamé leur conviction, je me décide à donner à la plus jeune, que son épiderme facial inquiète, un peu de crème après-soleil qui ne pourra pas lui faire de mal.
Je lui montre la bouteille, me verse une noix de crème sur le bout des doigts que je porte à mon visage, sur lequel j’exerce un lent massage à vocation didactique. Quand vient le tour de la femme, celle-ci refuse de recueillir le produit dans sa paume pour un usage immédiat. Elle farfouille dans ses poches, en retire un bout de papier qu’elle me présente. Devant mon refus interloqué, elle envoie un des enfants en désignant des détritus sur les berges du fleuve. Elle me tend bientôt un morceau de plastique sale, tout juste débarrassé de ses gros morceaux de terre séchée. Je lui transvase un peu de crème immaculée sur cette surface souillée qu’elle plie ensuite soigneusement, en évitant de faire couler le précieux liquide.
Vient ensuite le tour de la plus âgée, à la peau sale, tannée, ridée, de réclamer sa part de crème après-soleil, adoucissante et hydratante. Pour en finir, je lui tends l’élégante bouteille plastifiée d’ambre solaire. La femme n’en revient pas. Elle me remercie en s’écrasant à plusieurs reprises sur les galets de la berge. Elle accomplit ainsi, sur plusieurs mètres, un comique recul entrecoupé de courbettes exprimant sa satisfaction. Elle me gratifie d’un dernier “julai” avant de disparaitre avec sa compagne. Nous n’en finissons pas de rire.

Le bus arrive enfin et nous recueille, grelottants, au bord de la route poussiéreuse. Arguant du coefficient excessif de remplissage intérieur, nous grimpons, comme dans les westerns classiques, sur le toit du véhicule. Convenablement emmitouflé, cette façon de voyager permet de jouir sans contrainte de l’envoutant paysage, de percevoir toute la magie de l’espace que définissent les horizons montagneux.

Shey puis, au détour d’un tournant, assis sur une colline, plus loin dans la vallée, Thiksey.

Le Champa Hotel est le seul ouvert. Nous y établissons nos quartiers et, après un rapide repas, nous engouffrons à quatre dans la petite chambre.

_____________________La carte de la journée_____________________

30 octobre 1981

J020 - Leh : Sankar Gompa, Namgyal Tsemo Gompa et Tsemo Fort

Seconde nuit en haute altitude, qui se solde encore par un échec. Steeve me réconforte en m’affirmant que j’ai ronflé...Brian confirme.

Après une mise au point avec Agbad, notre loueur, nous partons découvrir la vallée au-dessus de Leh, où se trouve le monastère de Sankar.
Pour y accéder, il nous faut contourner la colline du palais royal et marcher quelque temps dans cette langue de terrain qui résiste aux glissements des montagnes environnantes.


Vue sur Tsemo Fort, Sankar Gompa, Leh, Ladakh
Sankar Gompa, Leh, Ladakh

La gompa est fermée mais nous avons le loisir d’examiner sa véranda de bois sculpté et colorié, les murs aux fresques défraichies et pleines de symboles. Ainsi, cette roue (sankar) dont chaque quartier figure une scène différente, et une porte cadenassée que dérobe à notre vue une lourde tenture pourpre noircie par les manipulations fréquentes.

Pour rentrer, nous coupons la vallée transversalement et attaquons à revers l’aplomb rocheux qui domine Leh.


Namgyal Tsemo Gompa et Tsemo Fort, Leh, Ladakh
Sur le chemin de Tsemo Fort et de Namgyal Tsemo, Leh, Ladakh

Nous arrivons ainsi au Pic de la Victoire que couronne Tsemo Fort, un fort assez délabré.


Tsemo Fort, Leh, Ladakh

Après quelques échanges de mimiques avec un lama qui masque des graffitis en étalant de la boue sur un mur abîmé, nous obtenons qu’il nous ouvre le petit temple.
A l'intérieur, quelques lampes à huile dispensent une faible lumière. Un portrait photographié du Dalaï Lama, quelques statues, dont certaines démoniaques que le lama découvre quelques instants de leur voile, une assiette contenant les oboles de personnes généreuses, c’est presque tout ce que renferme cette petite pièce.



Drapeaux à prière

En suivant la crête rocheuse, nous regagnons le vieux palais, non sans nous être extasiés devant les drapeaux multicolores qui battent dans l’air sec et froid, prières jointes une à une et qui unissent deux monuments, deux sommets, deux piquets, même fort éloignés. Sur le tissu rugueux, des caractères étranges qui entourent un cheval stylisé.


Depuis Tsemo Fort : la vallée de l'Indus, Leh, Ladakh
Tsemo Fort et drapeaux à prière, Leh, Ladakh
Depuis Tsemo Fort : drapeaux à prière, Leh, Ladakh
Drapeau à prière, Leh, Ladakh

Le spectacle ne cesse de nous émerveiller : drapeaux symboliques et colorés s’agitant au gré du vent dans un air pur, formidable beauté des montagnes ocre et déchiquetées qui nous encerclent, lumière créant un contraste frappant entre les noires pierres à mantra et les chortens érodés blancs.

Après cette introduction au bouddhisme tibétain et à ses répétitifs Omane Padme Um, nous allons trainer nos guêtres dans la rue principale de Leh.
Main Bazaar Road rassemble les différents types de commerces peu variés que l’on peut trouver en ville.
Nous nous extasions devant les productions artisanales vestimentaires : manteaux, chemises, chapeaux resplendissants, bottes, avant qu'un musulman vendeur d’antiquités de nous mette le grappin dessus.
Malgré l’interdiction d’exportation relative aux objets religieux séculaires, nous arrivons rapidement à voir les vieux ornements qui suscitent imagination et admiration : colliers de turquoises et de corails comme on en voit en ville, porte-livres sacrés en argent ciselés qu’on porte sur la poitrine, tankas, assez récentes cependant.

Diner au Gay Time.

_____________________La carte de la journée_____________________



29 octobre 1981

J019 - Bus pour le Ladakh : Kargil - Leh

Partir tôt pour arriver tôt, voilà une raison suffisante pour un réveil à 4h du matin dans une ambiance frigorifiante. Les thés sont avalés encore brûlants et il faut frapper la semelle en attendant le départ du bus.

Mulbeck est passé dans une quasi somnolence, ainsi que le Namika La (3700 m) et le Fotu La (4091 m) dont aucune ascension vertigineuse n’a précédé le franchissement.


Entre Mulbekh et Lamayuru, route Srinagar-Leh, Ladakh

Au détour d’un lacet, le regard tombe au fond de la vallée sur Lamayuru, coincé dans les rochers. C’est notre premier monastère, le plus vieux, au nom évocateur d’un lointain Tibet. Il est superbe.

La suite est tout aussi surprenante : les rochers (où est-ce du sable) se sont cristallisés dans le lit de la rivière en reproduisant la forme d’une mer mouvementée, véritables vagues minérales.


Gata loops, route Srinagar-Leh, Ladakh


Khalatse : premiers chortens

Khalsi (Khalatse) est un petit village, suffisamment verdoyant pour reproduire le même contraste qu’une oasis dans le désert.
Le menu, rice and vegetable, a toujours le même intérêt, mais le cadre lui vaut le déplacement. 


Monastère à Khalatse, route Srinagar-Leh, Ladakh

Khalatse, route Srinagar-Leh, Ladakh

Nos premiers chortens se trouvent à l’entrée du village, le soleil de midi délasse des crispations nocturnes et matinales, le curry réchauffe et la paroi rocheuse qui nous fait face transporte d’enthousiasme. Que ça doit être bien de là-haut !



Nos premiers chortens, route Srinagar-LehKhalatse, Ladakh

La route jusqu’à Leh est ensuite moins variée, mais reste très belle lorsque la rivière aux eaux pures s’inscrit dans la roche ocre tel un ruban bleu-vert intense.


Enfin à Leh !

A Leh, après une information rapide au Tourism Office, nous optons pour le Old Ladakhi Guest House dans l’espoir d’obtenir une des chambres vitrées qui donnent sur la vallée. Malgré notre déception, nous emménageons dans l’attente d’un déménagement prochain, assez impatients de grimper la colline dont le vieux palace profite pour dominer le bourg.

Les rues n’existent pas, ni même les ruelles. Pour monter, il faut opter entre divers chemins qui serpentent le long des murs de boue séchée. Tantôt la terre laisse place à du rocher qu’il convient d'escalader comme si l’on était en pleine montagne. Des hommes et des femmes passent ainsi, chargés souvent d’un lourd jerrican plein d’eau.

Nous atteignons le vieux palais, l’impression est extraordinaire, le dépaysement singulier face à tant de symboles d’une civilisation que nous méconnaissons.
Sur un des versants est de la montagne qui supporte le grand palais, un visage a été peint, de couleur or, et ses yeux contemplent sans ciller le village qui repose en contrebas.
Toutes les constructions sont rustiques et précaires.
L’aspect artisanal des productions locales donne même à un cadenas, vieux d’une cinquantaine d’année, un aspect d’antiquité. La porte du vieux palais et le portique qui l’encadre sont d’un bois qui, au toucher, transmet à l’âme l’énergie nécessaire au fonctionnement de notre imagination.

En équilibre sur de vastes plaques rocheuses inclinées, se faufilant entre des chortens décrépis et parfois restaurés de couleurs vives, la descente de la colline vers la ville prend un caractère des plus pittoresques. Les chemins, après s’être insinués le long des murs d’habitation, passent carrément à l’intérieur des maisons. Dans ces étroits passages, sombres et à l’intérieur desquels règnent une humidité et une odeur peu saines, il faut évoluer courbé en deux, guidé par la faible lumière qui se précise lorsque la sortie s’encadre à la fin du boyau.
Toutes ces maisons, construites sans concertation et de façon rustique, contribuent à créer un décor incliné et d'aspect moyenâgeux, à l’intérieur duquel la population ladakhi évolue avec un naturel de rigueur.

Hommes et femmes sont vêtus d’un grand manteau de feutre de couleur pourpre et ceints d’un tissu de couleur vive. Trois boutons dorés, un à l’épaule et deux autres le long du torse, ferment cette pièce vestimentaire rudimentaire.
Les femmes sont coiffées d’un chapeau typique en velours dont les côtés remontent en deux petites cornes qui le distinguent d’un haut-de-forme classique. Leur visage est brun, tanné par le soleil, le froid, et leur sourire est tout à la fois rude et beau. Les colliers qu’elles portent, mélange de turquoises et de corail ternis par les ans, ainsi que leurs boucles d’oreille, ajoutent à leur dignité et soulignent leur appartenance à un peuple et une histoire.
Les hommes se distinguent des femmes par leur unique natte, car eux aussi, surtout les vieux, portent chapeaux et boucles d’oreilles censées les prémunir d’une réincarnation dans la peau d’un âne. Aux pieds, recourbées elles aussi, ces bottes traditionnelles, brodées et colorées.
Les enfants ont les joues rebondies, rougies par le froid, et lorsqu’ils glissent et tombent, ils se relèvent en riant.

Une des spécialités tibétaines est le momos, sorte de gros et épais gnocchi blanc et cru que le Dreamland Restaurant, point de rencontre des quelques européens encore en ville, fait précéder d’une soupe et accompagne de légumes cuits et découpés en petits morceaux.

_____________________La carte de la journée_____________________

28 octobre 1981

J018 - Bus pour le Ladakh : Srinagar - Kargil

Trouver un autobus de classe A qui part pour Kargil n'est pas une affaire facile ce matin à la gare routière de Srinagar.
Dans cette petite enceinte, véritable caravansérail, les véhicules démarrent et fument, créant une pagaille invraisemblable. Les bus pour Jammu, censés être partis depuis une heure, apportent une honnête contribution à cet ensemble chaotique.

Enfin renseignés de façon correcte, nous pouvons monter dans notre A-Bus qui s'en va faire le plein d'essence avant de recueillir ses passagers.

La route passe sur la rive gauche du Dal Lake. Un peu plus tard, au détour d'une coulée rocheuse, nous choisissons une vallée transversale pour pénétrer dans la montagne.

Une fois quittée notre vallée heureuse, nous voilà désormais plongés pour un long voyage dans un univers résolument montagneux.



Premier arrêt, Kagan

Le spectacle d’un homme accroupi dans la rue, au pied d’un mur, se faisant raser le crâne, me laisse une forte impression. La lame du rasoir attaque la masse des cheveux à la surface du crâne, arrache à chaque passage de lourdes touffes. La peau nue de cette tête mutilée apparait avec toutes ses irrégularités. Peu après, l’homme se relève, coiffe d’un bonnet la peau qu’il a caressée pour en apprécier la surface et s’éloigne dans la rue.
Un peu plus loin, le long du même mur, un homme pisse en s’efforçant d’éloigner, d’un pied tremblant, une vache charognarde en quête d’odeurs musquées. Tels des rats ou des chacals, ces animaux parasites lourds de kilos de bonne chair fraiche trainent inutiles et libres dans les rues, cherchant dans les caniveaux les détritus qui constituent leur repas.

A Sonamarg, on constate que l’hiver a progressé à grands pas. Les pentes autour des pauvres baraques de bois sont enneigées. Le souffle chaud des poneys dans l’air froid projette un double nuage de condensation. Brian et moi profitons rapidement de la demi-heure allouée pour nous restaurer dans un bâtiment en ciment qui paraît désaffecté, ouvert à tous vents et dans lequel règne un froid glacial.

Trainant dans les vallées, dominant quelque peu le fleuve qui s’inscrit au fond, nous continuons de nous enfoncer dans la montagne.
Enfin, il nous faut accomplir une montée impressionnante afin de franchir le col du Zojila, à plus de 3000 m. La route en lacets serrés attaque la paroi presque verticale. Chacun son tour, après chaque virage, un côté du bus apprécie la hauteur qui nous sépare du fond de la vallée tout en bas, et aucun esprit ne peut s’empêcher d’imaginer la roue du car qui dérape sur le sol caillouteux friable, puis la chute vertigineuse.
Arrivé au col, on savoure la victoire sur le relief topographique.
Le col est assez large, en cuvette plutôt douce. C’est là que viennent s’accumuler les neiges dès que l’hiver s’annonce.

Nouvelle région, nouvelle vallée plus élevée que la précédente.
Difficile à décrire, mais on perçoit intuitivement que notre route s’engage désormais vers des territoires singuliers. Confirmation peu après lorsque l’on rencontre des variétés minérales surprenantes. Les constructions géologiques se succèdent, à chaque fois différentes, toujours insolites.
Pendant un moment, la pierre se rassemble en monumentales lames horizontales qui structurent la roche en la veinant.
Ailleurs, la crête semble s’être disloquée la minute précédant notre arrivée. De gigantesques blocs ont roulé en direction de la rivière en contrebas, l’éboulis semble figé, certains cailloux attendent, en équilibre, qu’on les aide à reprendre leur course pour faire gicler l’eau pure.
Plus loin, la roche a perdu son agressivité. Elle n’a plus d’aspérités et les pentes ont la fluidité d’une dune et la couleur du sable.
Peu après, architecture complexe supportée par des tuyaux d’orgue minéraux, conférant une orientation verticale à la paroi rocheuse.
Plus loin encore, le sol se hérisse de gigantesques stalagmites avant que les veines de la paroi rocheuse ne s’élèvent par endroits, comme soulevés par une poussée volcanique. Et cette pierre, si elle est toujours ocre, joue parfois à prendre des reflets verts, des reflets rouges, tellement subtils et surprenants que l’œil même s’étonne...


Etape à Kargil

Kargil. Le bus s’est à peine arrêté que déjà les jeunes rabatteurs nous glissent dans la main la carte de leur hôtel. Il faut décharger les sacs dans l’obscurité précoce et le froid qui l’accompagne.
L’hôtel qui nous héberge présente les signes de rudesse montagnarde propre à cette région. Nous croisons les filles adeptes de Rajneesh entrevues à Sonamarg, puis, en fin de repas, Fernando qui revient de Leh en jeep accompagné de deux gros bourgeois suisses.
Essoufflements fréquents pendant une nuit presque blanche.

_____________________La carte de la journée_____________________

27 octobre 1981

J017 - Adieux du matin, départ demain pour le Ladakh

Il est bon, après un petit déjeuner réparateur, de lézarder sur les coussins du château arrière éclairé par le soleil, tout en écrivant à ceux qui sont restés en France que, ces montagnes qui viennent se jeter dans le lac, c'est vraiment fantastique.
Derrière, dans le bateau, les voyageurs pour Delhi finissent de boucler leurs valises.

Un sikhara, un taxi, et nous voilà à l'aéroport.
Guy y est déjà, malade. Sur la liste d'attente du vol pour Delhi, sa vingt-septième position lui donne de l'anxiété.
Nos voyageurs enregistrent sans difficulté leurs bagages avant de monter prendre le goûter d'adieu.
Notre ami Peer pousse l'habileté jusqu'à convaincre Christine et Christian que faire de la retape auprès des voyageurs déracinés qui débarquent constitue un acte généreux, un devoir qu'il mérite. Exécution, et ce coquin file avec ses nouveaux pigeons, laissant ses consommations aux frais de la princesse.


Seul, à nouveau

Un peu plus tard, je me retrouve seul, écrasé par tous les locaux contre les vitres qui donnent sur la piste, saluant ces européens qui partent et avec qui j'ai vécu deux jours. Avant la séparation définitive, sur le pas de la fatidique porte, une hypothétique rencontre à Ceylan fut hâtivement organisée. L'indien chargé de l'embarquement s'énervait devant ces adieux touchants qui ne finissaient pas, hurlant "Madam, madam" d'une voix qui progressivement tournait à l'hystérie.
Curieuse sensation dans la navette vide qui me ramène seul vers la ville.

Dans le jardin de Guhlam, la présence de trois allemands et d'un nouvel américain met une agitation inhabituelle. Microsociété cosmopolite parlant de pays étrangers, en plusieurs langues, échangeant quelques informations avant de se disperser de par le monde.

Pendant le dîner, dans la maison en torchis, l'américain récemment arrivé capte un moment l'attention avec son Canon A1 Automatic. Dans l'obscurité, que la flamme tremblante d'une unique bougie ne parvient pas à faire reculer, la petite diode rouge du retardateur électronique clignote régulièrement sur le dessus de l'appareil et la fréquence augmente soudainement deux secondes avant le déclenchement.
Assis en tailleur sur les nattes couvrant le sol en terre battue, nous nous passons avec respect et prudence le lourd appareil aux perfectionnements issus d'un autre monde.

Demain, départ pour le Ladakh avec Steeve, un jeune américain et Brian, un canadien anglophone.
A la lueur d'une bougie, une sélection impitoyable des affaires indispensables s'opère progressivement. Le reste sera laissé à la garde de Guhlam, dans un grand coffre en bois.

26 octobre 1981

J016 - Nishat Bagh, le jardin de la Gaîté, Srinagar

Luxe, Calme et Volupté

Très peu de temps à partager avant le départ de D. pour Delhi.
Du coup, lorsque nous passons à table pour le petit déjeuner, les œufs ont largement eu le temps de refroidir.

La matinée se présente sous l'aspect d'une luxueuse oisiveté. Le soleil atteint maintenant le château arrière du house-boat. Des commerçants en sikhara viennent tenter leur chance auprès de ces riches touristes.
Avec Patrick, rompant ce "non-faire" ensorcelant, nous partons ramer sur les eaux du lac. En rentrant, nous constatons que les marchands de passage ont réussi à placer des carpettes bon marché auprès des deux femmes sans discernement (aïe !).

Quelques cookies en poche et un vélo entre les jambes, un charmant couple se dirige nonchalamment vers les jardins moghols qui bordent le Dal Lake.


Un jardin aux douze terrasses

Le Nishat Garden (Nishat Bagh ou jardin de la Gaîté) et ses douze terrasses se révèle être un endroit propice aux abandons amoureux.
Tant de poésie dans ces fleurs et ces niveaux descendant en direction du lac et que surplombent les parois rocheuses toutes proches.


Nishat Bagh (Jardin de la Gaite), Srinagar

Nishat Bagh (Jardin de la Gaite), Srinagar


En cette fin d'après-midi, dans la lumière du soleil décroissant doucement de l'autre côté du lac, l'eau coule en se brisant sur les reliefs des cascatelles, éclate et projette tout autour des milliers d'étincelles. Les indiens en balade, et surtout les enfants, s'étonnent de ce couple occidental étroitement enlacé. Soucieux de mettre un nom sur ces visages qui les frappent, ils viennent nous demander de décliner notre identité.

Ainsi, plus tard, aux environs de Dal Gate, je me retournais sur un retentissant "Tiéoui-tiéoui". Derrière moi, cinq enfants penchés par la portière d'une Ambassador me fixaient d'un air espiègle, hilares.


Farniente

Nous rendons nos vélos et achetons encore des gâteaux pour le thé dont l'heure approche. Dans le salon du house-boat, autour des tasses et des gâteaux, ces cinq européens plaisantent. Le propriétaire du bateau est là aussi, ainsi que ceux qui assurent le service. Ils refusent toujours une première fois avant d'accepter les gâteaux qu'on leur offre, hormis le propriétaire qui inventorie ce qu'il pourrait bien taper à ces gogos. Au brouhaha des voix se mêle le bruitage froid et électronique qui accompagne des parachutistes vers les eaux menaçantes d'un lac : un mini-jeu apporté par Patrick.

Après un dîner, dans lequel les morceaux de viande viennent heureusement rompre la monotonie de l'entité conceptuelle "rice & vegetable", une digestion horizontale s'avère nécessaire avant de rejoindre la société passée au salon pour fumer ses cigares. Retour qui, comme au théâtre, est salué par des applaudissements.

Plus tard, sur le Dal Lake, tout sommeille. L'Appolo Eleven, le Moon Valley, le Lake Victoria, l'Aristotle, le Lucky Kashmir, le Badyari Palace, le Prince of Kashmir sont assoupis, comme le sont les défraîchis New Moon, Young Silver et New Maharaja aux noms fallacieux.
Seulement dans une chambre du Peer Palace semble régner une fébrile activité.

25 octobre 1981

J015 - Aller-retour Srinagar-Gulmarg

Bus épique pour Tangmarg

Après avoir retrouvé Guy à son hôtel, nous décidons, après un passage au Tourism Office, de partir pour Gulmarg. Nous traversons donc la ville en rickshaw jusqu'au terminus de Batamalina.
Trajet assez épique : le bus semble se dilater tant on a l'impression que sa capacité augmente. Sur trois rangées de trois sièges, toute une famille se rue avec ses grands-pères, ses grosses fatmas et sa marmaille. Les gosses portent des poulets qui agitent dangereusement leurs pattes crochues à la hauteur des visages.
Le comble est atteint lorsque, en plein délire, un mouton est hissé dans cette masse humaine compacte. Un moment entre nos genoux, à l'arrière, ce mouton transitera au cours du voyage dans l'allée centrale, au fur et à mesure que les passagers, en se renouvelant, le poussent vers l'avant.


Un poulet et un mouton dans le bus de Srinagar à Tangmarg

Tangmarg, terminus de la ligne.
La station est dotée d'un accueil touristique avec bureaux mais sans commerces. Aucune sollicitation ne nous est faite du type "poney-poney", tel le fameux cri de la jungle srinagarienne "sikhara-sikhara". Plein de volonté, nous entamons donc par la route les quelques 10 kilomètres qui nous séparent de Gulmarg.


Rude ascension, aux pauses renouvelées

Il est de plus en plus dur de se relever, et, 10 mètres plus loin, on est aussi exténué qu'avant l'arrêt. Les locaux que nous croisons vont dix fois plus vite, mais dans l'autre sens. Ils nous regardent avec un respect mêlé de crainte : "Quels sont donc ces cinglés qui montent à pied ?".
Un finish qui nécessite le recours d'une volonté rarement mobilisée et nous obtenons enfin la récompense d'un effort aussi intense : douce vision que cette vallée de montagne dans laquelle vient s'inscrire un mignon village de maisons de bois. Sous le vol croisé de nombreux corbeaux, une animation équestre typique avec tous ces poneys qui traînent un peu partout. Autour, des montagnes et, pas très loin, des sommets enneigés. Altitude, 2600m.


Retour en taxi

Surprise tout à fait inattendue. La rencontre de D., assise à une terrasse dans la partie touristique du village, vient interrompre nos évaluations des différentes possibilités d'hébergement pour ce soir et d'excursions pour demain.
A peine une heure plus tard, nous rentrons en taxi pour Srinagar...

Changement d'hébergement dans le sens d'une amélioration de qualité.
Le Peer Palace est un house-boat avec 3 chambres et 3 salles de bain que se partagent D., Christian, Christine et son pote Patrick.
Douche, dîner servi dans la salle à manger et autres plaisirs...

Je ne me rends pas compte qu'une fée vient de manipuler sa baguette magique. L'environnement change, pas moi.

24 octobre 1981

J014 - Le Dal Lake vu d'en haut, Srinagar

Pendant la montée à Shankaracharya Hill, Guy dégueule à plusieurs reprises une aigreur mêlée d'op. Les français qui lui ont épicé son dîner hier sont dans une fabrique de tapis où nous les retrouvons pour un marchandage effréné.


Depuis Shankaracharya Hill : vue sur le Dale Lake, Srinagar

Nous continuons notre visite touristique par une montée au fort d'Hari Parbat.


Akhund Mullah Shah Mosque et Hari Parbat Fort, Srinagar

Là-haut, nous nous faisons rançonner par un indien qui a malicieusement cadenassé la porte du fort. Contre un bakchich, au départ d'un montant exorbitant, nous accédons donc aux ruines figées, survolées par les faucons.


Depuis Hari Parbat Fort : Dal Lake, Srinagar
Intérieur de Hari Parbat Fort, Srinagar

Restauration au Broadway avant une petite bière au Gulmarg Hôtel de Guy que j'apprends à mieux connaître.

23 octobre 1981

J013 - Troisième journée sur le Dal Lake, retour à terre

Oulala ! Quel retard dans ce journal !

Lever de soleil sur le Dal Lake, Srinagar

Lever de soleil sur le Dal Lake et sikhara, Srinagar

Lever de soleil sur le Dal Lake et sikhara, Srinagar

Lever de soleil sur Char Chinar, Dal Lake, Srinagar

Lever de soleil sur Char Chinar, Dal Lake, Srinagar

Retour à la maison après un nouveau lever de soleil splendide.

Rencontre de Laurence et Guy avec qui je visiterai demain Srinagar.
Location d'une bicyclette et tour de la ville.
Passage, une fois de plus, à la Poste Restante, et toujours aucun courrier.


Coucher de soleil sur un house-boat, Jelham, Srinagar



22 octobre 1981

J012 - Seconde journée sur le Dal Lake, Srinagar

Depuis une bonne heure déjà, nous avions été tirés du sommeil par la fin de la nuit et l'humidité du petit matin.
Elie cuisinait le petit-déjeuner après être allé chercher du pain.

De l'autre côté de la vallée, le soleil s'annonçait, coloriant le haut des montagnes d'une lueur orangée, très douce. Au-dessus de nous, quelques rayons commençaient à auréoler certains sommets.
Progressivement, la zone d'ensoleillement s'est étendue dans la vallée, chassant l'engourdissement humide de la nuit.
Elle nous a éclaté à la figure, d'un coup, en passant la crête, créant un reflet d'incendie sur le lac.


Lever de soleil sur Woont Kadal Bridge et Nishat Suth, Dal Lake, Srinagar

Lever de soleil sur Nishat Suth, Dal Lake, Srinagar

Lever de soleil sur Nishat Suth, Dal Lake, Srinagar

Lever de soleil sur Nishat Suth, Dal Lake, Srinagar



La philosophie d'Elie

Elie m'explique sa conception de la vie et le degré de civilisation qu'il peut supporter.
Il aime les gens rudes des lacs et des montagnes. Les indiens sont venus tout transformer en s'établissant jusqu'ici, il y a une vingtaine d'années. Depuis, ils croissent, installent le business et d'autres pollutions, sonores, visuelles; de mauvaises choses en tout cas.
Il préfère très nettement l'époque glorieuse et britannique pendant laquelle aller au Ladakh mobilisait trente mules, une quinzaine d'hommes et des vivres en quantité. Il me mime les gens qui avaient coutume de se vêtir comme lui, en homme simple, et que le progrès et le business ont transformés. Ils sont devenus gros et importants (il écarte les bras et joue à celui qui veut être considéré). Ils portent des lunettes (horrible disgrâce, prothèse malheureuse sur le visage de l'homme), veulent être vêtus à l'occidental. Ils se lavent les dents en plus et discutent entre eux sans être droits. Lui est habillé simplement, parle droit; sinon il fume et regarde la beauté du monde.

Nous avons pris le déjeuner, riz et légumes qui se font rares au milieu du lac, sur une ile belvédère du nom de Sona Lank.


Jardins flottants, carottes vénéneuses

Dans l'après-midi, nous nous sommes rendus au Nagin Lake en traversant par des pistes aquatiques tracées dans le jonc.


Jardins flottants et Shankaracharya Hill, Dahl Lake, Srinagar

Habitations, Dahl Lake, Srinagar

Habitations, Dahl Lake, Srinagar

Passage par les fameux floating-gardens, mottes de terre liées par de l'herbe qui s'enfonçaient avec un bruit spongieux quand Elie pesait dessus de tout son poids. Sous les bouses de vache et les excréments humains, s'épanouiront dans quelques temps de savoureuses carottes vénéneuses...


Jardins flottants et Hari Parbat sur Sharika hill, Dal Lake, Srinagar

Sikhara et montagnes, Nagin Lake, Srinagar

Le Nagin Lake est pollué de house-boats tous plus ringards les uns que les autres. Par curiosité, je suis allé visiter un de ces navires pompeux, le Winston Churchill Super Deluxe.
Château arrière douillet et raffiné, intérieur de style anglais vendu par correspondance. Des photos de la famille royale britannique aux murs. Un jeune indien courtois et commerçant fait l'entremetteur entre moi et les deux chambres à coucher deux places. Ça peut être amusant quelques jours de s'imaginer riche anglais dans son salon, propre et réservé, dans un pays exotique et sous-développé.

L'eau est très pure, à part cette végétation qui n'incline pas à la natation.
Seul malheur, évidemment, cette intrusion du ski-nautique dans l'univers sonore du lac.
Le type de l'indien riche et gonflé que mimait Elie a un représentant ayant du mal à tenir en équilibre sur une planche carrée que tire un bateau. Comme un témoin ivre lors d'un procès, il tient une barre horizontale qui le relie à la planche. Bel exemple de prouesse physique en effet.

Après un bain revigorant et une petite sieste dans les roseaux, nous rentrons coucher au Dal Lake. C'est sur ce chemin que j'ai expérimenté l'envoûtement de la rame de sikhara en forme de cœur.


Habitations, Dahl Lake, Srinagar

Nouvelle nuit sur le lac.


Coucher de soleil sur le Dal Lake, Srinagar

Coucher de soleil sur le Dal Lake, Srinagar

Coucher de soleil sur le Dal Lake, Srinagar

_____________________La carte de la journée_____________________